Spirales
par Fabrice HergottTexte extrait de l'ouvrage Behjadt Sadr. Traces, Paris, Zamân Books, 2014.

La seule, la constante et la plus aimée des pensées de Behjat Sadr est la peinture. Non la peinture en tant que telle, pas celle des autres, mais la sienne, son plaisir mais aussi un peu son dégoût d’étaler de la couleur, de la matière, sur une surface, et voir se développer sous ses yeux et sous sa spatule, d’observer les couleurs réagir et enfin comprendre que cela fait écho aux souvenirs de son passé. Elle qui se fiche de ce qui restera de son œuvre, est tout entière dans la présence de ce plaisir. Produire des formes et des couleurs, les agencer et constater combien un décalage, un accident, peut transformer une chose attendue en une merveilleuse surprise.

Au premier regard il est possible de croire à une peinture européenne de la fin des années 1950 ou du milieu des années 1960, à cette phase de l’histoire de l’art que l’on appelle art informel, dans sa dernière étape, dans son développement un peu sombre, obsessionnel tel qu’on le trouve en effet dans les Texturologies de Dubuffet ou les Reliquaires de Réquichot. Mais ici il n’y a que très peu de matière. La peinture est sèche, « à jeun » comme le rappelait Barthes à propos de l’impératif que Brecht adressait à ses acteurs. Elle est étalée, étirée sur une surface dure pour en chercher la plus grande efficacité, tendue au maximum de ses possibilités dans un geste d’artisan dont le mouvement sûr et paisible transforme la matière. Et c’est sans élever la voix que cette œuvre accueille le regard. Elle lui dit « aime-moi ! » et le regard aussitôt l’aime, sans très bien comprendre pourquoi. S’agit-il d’une danse, d’une incantation, d’une musique ? Des premières natures mortes et des paysages du milieu des années 1950 aux œuvres cinétiques et aux collages qui incluent, encerclent la photographie, partout s’impose le rythme, aussi envoûtant que le second mouvement du Sacre du printemps, ou la spirale vertigineuse du Boléro. Le jeu subtil des verticales et des horizontales agit comme une orchestration précise dont l’effet est imparable. Et c’est ce rythme qui fait apparaître et disparaître les lumières et les ombres dont on comprend qu’elles appartiennent à la fois au monde où nous sommes, où l’histoire des autres est l’histoire de chacun.

Si la couleur y est étalée, c’est sans débordements, avec toute la retenue qui révèle l’essence du vécu. Et si le jeu des formes et des couleurs est rythmé selon un ordre muet qui n’appartient pas à la modernité européenne, le regard comprend que cette voix vient de plus loin. L’Orient et la culture visuelle iranienne sont une piste. Dans son entretien avec Narmine Sadeg, Behjat Sadr parle des briques de la grande mosquée d’Ispahan et de ce décalage fascinant dans leur agencement. Un décalage est une subtile mais efficace mise en cause d’une homogénéité, de la version unique, du langage dominant, du pouvoir. Le lointain de son œuvre est d’ordre éthique. Elle vient de la contestation, du refus, de l’incapacité de s’entendre avec les contraintes. Et sans doute a-t-elle choisi la peinture parce que son pouvoir est à ses yeux plus grand que celui du politique, plus grand même que celui de l’Histoire. Elle aime que sa peinture lui permette de remettre en cause, par un mouvement du poignet, cette homogénéité du système, de l’habitude, et puisse en une ligne, en un agencement de couleurs, reproduire le souvenir d’une structure cristalline.

Dans le film qu’a réalisé sur elle Mitra Farahani, on voit l’artiste en voiture, s’émerveillant de l’enchaînement à la fois régulier et imprévisible des fissures sur une route d’asphalte qui défile devant elle. De toute évidence, sa joie vient de ce que le réel est toujours imprévisible, que rien n’est plus inventif que la vie. Quels que soient l’énormité des drames et le poids de l’existence, sa peinture lui permet de rester en relation avec ces imprévus et de les appliquer, de les rendre visibles par le pouvoir grossissant de ses tableaux. Et ce regard qui est porté vers l’extérieur, vers ce qui arrive de manière si surprenante, l’est aussi, de manière muette, vers l’intérieur, où existe ce qui est arrivé. Le noir de ses œuvres est sans doute l’ombre de ce regard porté depuis le passé, le cadre à partir duquel sa peinture observe le présent en devenir. Il agit comme un accessoire plastique mais également comme un élément moral. Il est la matérialisation de ce passé dans ses tableaux. C’est sans doute là que se situe le véritable « lointain » de son œuvre. Son exotisme et son Orient, mais qui est aussi paradox­alement ce que l’humanité vivante possède en commun.

Si le monde d’aujourd’hui paraît plus global, ce n’est peut-être pas tant la globalisation qui réunit les hommes que l’énormité des meurtres de masse tout au long du siècle passé. Leur écho est si profond, leurs secousses si violentes que personne n’est indemne de la noirceur de leur réalité. À croire qu’Internet n’aurait été inventé que pour parvenir à en contenir les effets afin qu’ils ne dissolvent pas entièrement l’âme des hommes dans une culpabilité sans réponse. Auschwitz a bouleversé pour toujours la consciences de l’humanité, plus aucun tableau et par extension plus aucune œuvre d’art ne se regarde ni ne se fait comme avant. Ce n’est pas qu’ils témoignent de ce qui a eu lieu, ni les guerres modernes et moins encore les génocides n’ont de véritables témoins. Ils sont morts ou incapables d’en rendre compte. Mais les survivants en subissent les effets comme celle d’une violence dont ils vivent le bruit sans en comprendre les causes, comme s’ils vivaient entourés et même traversés par leurs fantômes. L’art informel rend compte de cette destruction de l’image de l’homme dans l’homme, comme les films d’horreur et de morts vivants trahissent la crainte d’un envahissement progressif de la mort.

Les tableaux de Behjat Sadr semblent agir alors comme de modestes mais efficaces barrages qui n’occultent pas cette réalité d’un passé qui est loin d’être passé, mais ils en tamisent la violence et la transforment en quelque chose de viable. Ce n’est bien sûr pas la négation de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle-même a pu vivre en Iran ni de l’Iran (entre les révolutions et les guerres, et une vie loin des racines de son enfance), mais une réponse qui rend cette réalité habitable. Si le noir, présent dans beaucoup de ses tableaux, est une figuration du pétrole, il figure la tache immense, la marée noire indélébile comme un crachat que ce pétrole représente dans l’histoire de l’Iran, par lequel ce pays a été ravalé au rang de producteur, signalé à la convoitise et aux passions les plus sombres de l’âme humaine. Sa peinture sait cela, le montre et au lieu de le nier, en fait son sujet avec lequel elle joue comme les enfants jouent à la guerre, la confinant à la dimension du tableau, de son atelier, de sa chambre bien rangée, d’où elle fait et refait le monde.

Et en effet, elle transforme cette réalité en monde et, par prudence, pour être certaine que ce monde ne peut être menacé par un autre, elle augmente ce monde et en fait un cosmos (comme le remarque Morad Montazami). Chaque tableau est une fenêtre dont la vue est si étendue et aiguë qu’il paraît contempler une étoile. Et ce qui nous semble être une étoile est non seulement le signe d’une tragédie, mais aussi une galaxie, la possibilité d’autres mondes, dont il est bien difficile de dire pourquoi il est à la fois lointain et proche. Elle peint avec suffisamment de retenue pour que cela n’ait rien de mièvre, ce qui explique sans doute cette sobriété, cette sécheresse de jeûne si frappante quand on découvre ses œuvres. Est-ce parce qu’elle peint depuis un monde qui se délite, de ruines qui, après les meurtres, les incendies, les bombes et les exterminations de masse continuent de s’effondrer sur les survivants ? Le tragique pour être transmis se doit d’être contenu, de choisir le moindre mot s’il veut apporter avec lui la noirceur lumineuse de tout drame qui atteint sa cible. « L’obscure clarté qui tombe des étoiles » du Cid ne peut se passer de l’observation du souvenir, d’arbres en fleur ou même d’un bout de plage. Surtout quand ce bout de plage est une illusion, une réalité qui n’existe plus au temps des marées noires. Ce n’est qu’un rêve dont les évocations au milieu de ses architectures sombres sont comme des apparitions, des fééries pour le futur, dans un monde prisonnier de son passé.

L’œuvre de Behjat Sadr est une exception. Unique dans le cours de l’histoire de l’art du siècle dernier. Elle doit à la personnalité de l’artiste le fait d’avoir su s’insérer dans les mouvements les plus radicaux de l’art moderne occidental sans pourtant pouvoir y être rattachée. Par chance, l’attraction stylistique et historique de l’Iran l’a maintenue en marge malgré sa présence régulière à Rome et à Paris. Mais il serait plus juste de dire qu’elle l’a maintenue en suspension, comme si c’était précisément cet état d’apesanteur qui lui a permis de s’obliger à se maintenir dans l’obsession d’une pratique picturale. Et restant dans la peinture (ou le collage), elle a pu construire un lien original avec le monde qu’elle voyait tourner sous ses yeux.

La découverte d’une œuvre est une expérience complexe et fascinante. Si cette peinture peut, au premier regard, se rattacher à tel ou tel autre artiste de la scène française ou occidentale, ce rattachement ne dit peut-être rien qui ne soit vraiment pertinent. Si l’on regarde l’évolution de l’ensemble de l’œuvre, et si l’on comprend que chacun de ses tableaux même considéré isolément n’existe que comme la pierre d’une construction plus ambitieuse – mais une pierre qui comme un hologramme contient l’image de l’ensemble –, alors il n’y a peut-être pas d’œuvre d’art qui donne une image aussi réaliste de ce qui s’est passé et se passe en Iran, et par extension, dans un monde dont l’Iran et ses tensions font évidemment partie. Sans doute est-ce là une affirmation qui pourrait paraître excessive si l’une des grandes qualités de cette œuvre n’était pas de nous en convaincre dès le tout premier regard.