Behjat Sadr : modernisme cosmogonique
par Morad MontazamiTexte extrait de l'ouvrage Behjat Sadr. Traces, Paris, Zamân Books, 2014.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les rapports Est-Ouest se trouvèrent massivement remaniés, notamment sur la route épineuse qui mena à la guerre froide. De telle sorte que les relations internationales de cette période se structurèrent en de singuliers glissements de terrain. Celui qui se dessina entre le terrain de la géopolitique et celui de l’histoire de l’art ne fut pas des moindres. On a coutume de parler du « triomphe » de l’art moderne américain, à commencer par les heures glorieuses de l’expressionnisme abstrait (Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman…) sur les maîtres du continent européen (Monet, Matisse, Mondrian…), que leurs enfants illégitimes d’outre-Atlantique ont à la fois digéré, déconstruit et dépassé dans une certaine mesure. Depuis lors, l’histoire de l’art moderne se raconte sur un plateau d’échecs à plusieurs entrées et axé sur plusieurs méridiens. Selon que l’on surligne les atomes crochus de Jackson Pollock avec le surréalisme européen ou le muralisme mexicain – c’est-à-dire avec le centre officiel où le récit moderne puise sa source –, ou avec la prétendue « périphérie », l’histoire se racontera en effet de manières différentes. Cette périphérie où les relations de formes, de symboles et de figures se sont déjà nouées dès la période coloniale avec le « centre » culturel de l’Europe est celle qui voit l’Occident en proie à ses propres contradictions, cherchant à inclure et exclure tout à la fois les zones de « trafic » visuel – qui relèvent souvent de l’initiative des artistes avant qui que ce soit d’autre. Mais il est également de coutume, en ce xxie siècle déjà avancé, de considérer les lignes de partage postcoloniales comme résorbées à travers un réseau ouvert et désenclavé de frontières fantômes. Comme si les tensions politiques incarnées à l’époque de la guerre froide et de la décolonisation donnaient lieu aujourd’hui à un espace de partage égalitaire entre des traditions esthétiques d’« ici » et de « là-bas » et des trajectoires artistiques « victorieuses » ou « déviées ». L’évolution du discours dominant dans les grandes institutions, sur leurs propres collections et mises en récit du moderne, pousse à la croyance dans une mondialisation décomplexée et ouverte à tous les vents contraires, mais sublimée dans une célébration universaliste des cinq continents amenés enfin (nous dit-on) à dialoguer. Le rêve est beau ; le réveil, lui, sans doute plus brutal. Si célébration il devait y avoir sous la forme d’une « mondialisation » artistique, alors faudrait-il encore que par-delà l’histoire des partenariats culturels et des victoires diplomatiques, on nous raconte également non pas la légende du modernisme, mais sa réinterprétation, à la lisière même des frontières géopolitiques et artistiques qui existent bel et bien ; et aujourd’hui peut-être plus que jamais. Il est facile de prendre conscience de ce fossé, par le nombre toujours grandissant d’artistes « modernes » issus des pays du Sud et de l’autre « hémisphère » qui restent à redécouvrir – et que nous redécouvrons laborieusement en consultant les archives métissées de la modernité transculturelle. Ces archives, souvent à faible taux de visibilité, qui ont traversé les mers et les époques dans les valises familiales, empreintes d’une certaine intimité, marquées du sceau du « privé », se sont transmises de génération en génération et se hissent rarement au niveau des collections étendards et autres « musées-mondes » ; elles brillent à petit feu dans les bibliothèques et les souvenirs encore vivants d’une époque malheureusement révolue mais qui nous obsède toujours, à savoir les années 1960-1970. Celle qui a vu se croiser le réveil terrifiant et parfois paralysant des nations reconstruites après la Seconde Guerre mondiale, le désir d’émancipation le plus authentique dans les esprits les plus vagabonds, et aussi les questionnements psychologiques les plus intimes dans les esprits les plus voyageurs. Ainsi il ne fait aucun doute que la confrontation des héritages européen et américain sur la scène de l’art international, dans les années de l’après-guerre et dans les années 1960-1970, est l’arbre cachant la forêt des milliers d’autres voyages (et d’arbres) possibles à travers les espaces habités mais aussi les espaces les plus imaginaires et inconscients de l’univers moderniste – y compris jusqu’à renverser le modernisme dans sa vocation à incarner l’avenir, pour le déplacer hors du temps moderne, dans une temporalité plus équivoque (ou à contretemps) vis-à-vis du passé et du futur.

Behjat Sadr représente certainement une des personnalités et une des trajectoires les plus fascinantes de ce modernisme rebelle, qui au-delà de la peinture – que Sadr considère comme le soleil de sa vie – parvient à relier des territoires comme l’architecture, les arts décoratifs, le graphisme… qui ont été jusqu’à récemment considérés comme des zones étanches par les acteurs centraux de l’art moderne. En les reliant par la peinture, voire uniquement par le geste qui en signe la direction ou l’impulsion, Behjat Sadr est l’auteur d’une œuvre qui ressemble à un périple à travers des continents et des climats hautement variés mais tous à l’unisson dans le chant néo-romantique de la nature « incarnée ». Une nature qui parle, bouge, se débat, se détend, se fragmente et par tous les moyens possibles et imaginables, se transforme. Le risque existant d’ailleurs toujours, avec le tempérament lunatique de l’artiste, que la nature s’évapore en s’absorbant dans ses propres fibres, écorces et autres peaux. À moins que ce ne soit l’artiste elle-même qui se soit dissoute dans l’espace, jetant les particules de son corps à la face de la toile où l’on ne voit plus que des surfaces contradictoires se superposer à l’infini : l’aluminium, le bois, la terre côtoient le plastique, la céramique ou encore le cuir… mais lesquelles de ces surfaces sont-elles vraies et lesquelles sont fausses, les unes et les autres sont-elles posées sur la toile, dérivées de la toile, ou simulées sur la toile ? Cette conception transformationniste de la nature mais aussi une certaine métaphysique du matériau 1– non guidée par un horizon spirituel mais plutôt par obsession sensitive – font de Behjat Sadr un alter ego inattendu de la génération post-surréaliste européenne des matiéristes ou de l’art « informel ». Comme Alberto Burri (1915-1995) qui commence à peindre sur sac de jute durant son internement au Texas en 1944 lorsqu’il était prisonnier de guerre, ou Jean Dubuffet (1901-1985) qui sera un des plus grands artistes archéologues du présent, sondant également les profondeurs comme les surfaces, les phénomènes physiques et métaphysiques liés au matériau (creusant des sols en lieu et place du tableau, pavant la toile, cimentant des gravas). Tous deux issus du contexte de reconstruction de l’Europe, où la volonté de renaissance pouvait être synonyme d’espoir, ils partagent avec Behjat Sadr une des interrogations les plus sérieuses pour un artiste de l’après-guerre : comment penser le monde de la représentation alors que la représentation vient de s’écrouler sous le poids de l’extermination de masse et de la culpabilité collective ? Ces artistes partageaient un amour pour cette nature qui doit faire œuvre pour exister et se sublimer, qu’ils assumaient, en différentes manières : fuir les hommes pour reconstituer un assemblage possible du monde sur les ruines de l’humanisme – d’où chez Behjat Sadr également ce lyrisme du matériau, effet collatéral d’un scepticisme envers les filtres qui nous séparent de la réalité naturelle.

On pourrait parler d’un modernisme cosmogonique qui étend la définition classique des relations entre l’artiste, le matériau et l’œuvre à un système de représentation que le grand musée d’Art moderne (ni d’ailleurs le Musée imaginaire de Malraux) ne peut assimiler totalement. C’est du reste ce que nous donne à penser l’univers de Behjat Sadr. Son système est fait de techniques et de motifs traditionnels, plus exactement de « réminiscences » de la tapisserie, de la calligraphie persane, de l’architecture islamique, de la sculpture sur bois, de la marqueterie italiennes ou encore de la peinture sur soie chinoise. Le système de représentation classique – qui comprend également tous les courants réactionnaires inhérents à la haute modernité – est encore plus dérangé lorsque Behjat Sadr combine ces réminiscences de la tradition et du travail fait main avec l’avant-gardisme néoromantique de l’action painting, les hallucinations alchimiques de l’art cinétique ou l’insouciance pop du vrai et du faux. Au-delà du style domine la répétition et les variations au sein de la série. Ce à quoi Behjat Sadr va s’employer sa vie durant, puisque les grands mouvements stylistiques et les scansions de son travail se donnent de manière limpide à quiconque les étudie. Pour autant dans le modernisme cosmogonique, les lignes de tension de la géopolitique ne s’écartent pas de la vision de l’artiste. Elles s’intègrent au contraire pleinement aux politiques de transformation de la nature que l’artiste développe face au matériau qu’il a extrait du réel. Cette extraction – tantôt joueuse, tantôt violente – du réel le plus brut s’opère chez Behjat Sadr à la manière d’une branche d’arbre que l’on arrache à notre grand corps collectif ; ce corps dépérissant avec la fin des êtres sur terre, se laissant arracher un dernier membre souvenir, une relique naturelle de leur passage ici-bas. C’est alors que la nature les réanime ou leur apporte un nouveau vêtement le temps de nous convier au spectacle magique des arbres qui prennent corps ou des corps dans leur devenir-arbre – ce motif aussi sensuel que psychique exploré par l’artiste. Aussi singulière et même exubérante soit-elle dans son rapport au monde (les sons, les formes et les couleurs étaient pour elle comme des vibrations par antennes qui l’attiraient dans leurs filets), Behjat Sadr n’en demeure pas moins une figure emblématique et méconnue de l’abstraction picturale moderniste ; et dans un second temps, elle représente un reflet symptomatique du modernisme dévié par sa réappropriation dans les pays dits (à l’époque) du tiers-monde, parmi lesquels l’Iran faisait office de royaume majestueux – pour ceux qui regardent l’histoire par le haut-de-forme des têtes couronnées.

Cette seconde moitié des années 1950, à Rome, ouvre donc le chapitre d’une double découverte, celle de l’art informel et celle de l’expressionnisme abstrait. Les œuvres de Jackson Pollock voyagent pour la première fois en Europe, ici même, à la Galerie nationale d’art moderne de Rome en 1958. Il est intéressant d’observer que si l’art abstrait prend autant d’importance en Iran dans les années 1960-1970, il représentait pour les artistes modernes italiens, une issue possible aux modes de figuration autoritaires prônés durant le nazisme et le fascisme. Une manière de ne pas s’afficher politiquement, alors même que tout dans le contexte vous pousse à la politique ; contradiction bien connue également des artistes iraniens avant et après la Révolution de 1979. Nul doute qu’en son for intérieur, Behjat Sadr ne limitait son interprétation du modernisme européen ni aux considérations esthétiques, ni aux considérations politiques. En revanche, dans la plus grande démonstration de l’expressionnisme abstrait – faire fusionner le temps et l’espace pour révéler le processus de création au détriment du résultat –, elle avait certainement senti l’enjeu presque tragique, dont elle assumera les conséquences dans son œuvre personnelle. En effet, comme l’observait Giulio Carlo Argan (qui deviendra l’un des plus proches soutiens de Behjat Sadr à Rome) à propos de l’action painting : « C’est un coup d’arrêt soudain et terrifiant dans le flot de l’existence, nous plongeant dans un état ni tout à fait lié à la vie ni tout à fait lié à la mort 2. »

D’un autre côté, le contexte iranien, dans lequel Behjat Sadr fut d’abord formée – lié à la peinture d’atelier, à l’héritage impressionniste, à la nature morte et au travail d’après modèle – ne manque pas de cruciales intrications géopolitiques. En Iran, les années de la débâcle du projet nationaliste, ou les années du Premier ministre Dr Mohammad Mossadegh, constituent une période noire, pleine de désillusions ; noire comme le pétrole que Mossadegh avait eu beau rôle de vouloir rendre aux Iraniens ; noire comme la poésie de Nimâ Youshidj dans ces années tumultueuses. La désillusion affecta surtout les jeunes qui s’étaient sentis « aspirés » par les manifestations contre l’influence des compagnies de pétrole et des gouvernements étrangers. Le coup d’État américain de 1953 contre le gouvernement de Mossadegh marqua l’étouffement violent du renouveau démocratique incarné par ce dernier. Behjat Sadr finit alors ses études à la faculté des beaux-arts de l’université de Téhéran tout en continuant son travail d’enseignante au collège. Face aux espoirs de souveraineté déçus des Iraniens et face au para-colonialisme latent du pouvoir britannique et américain, la seconde moitié des années 1950 représente une période de migration artistique intense entre Téhéran et Rome. De nombreux jeunes artistes iraniens (de même que des jeunes artistes issus des pays arabes) viennent s’établir dans la ville éternelle afin de se former à la peinture et à la sculpture à l’Académie des beaux-arts de Rome. Comme le firent Bahman Mohassess ou Mohsen Vaziri Moghaddam, et comme le fit Behjat Sadr auprès du professeur Roberto Melli en 1955, obtenant son diplôme par la suite à l’École des beaux-arts de Naples en 1958. Toute cette génération qu’on ne peut nommer stricto sensu les « pionniers » du modernisme en Iran – qui a commencé avant eux – sont du reste les protagonistes du cosmopolitisme iranien. Celui-ci, qui s’annonce alors, progressera grandement dans les années 1960-1970 grâce aux richesses naturelles du pays et grâce à la volonté toujours plus affichée de son dirigeant de soutenir les arts et la culture. Le rôle fondamental joué ici par l’impératrice Farah Diba dans le développement de l’art moderne, bien qu’il reste indiscutable, mettait peu ou prou les artistes dans une position de vassalisation. À tout le moins entraînait-il la formation de clans ou de groupes artistiques, en général relativement éphémères et animés par des affinités stylistiques mais aussi politiques. Behjat Sadr expose notamment auprès d’autres artistes « modernes » iraniens, lors de la première édition du Festival des arts Shiraz-Perspépolis en 1968 (la grande plateforme culturelle internationale organisée par Farah Diba), avant de désavouer le Festival dans ses écrits personnels. Au-delà de son tempérament frondeur et solitaire qui l’amènera à toujours soigneusement éviter toute affiliation à tout groupe ou syndicat, Behjat Sadr cultive une conscience aiguë des rapports de pouvoir qui déterminent le contexte artistique iranien ; et plus globalement encore, des lignes de fracture esthétiques et politiques sur lesquelles se forge la réaction du « tiers-monde » aux codes et aux lieux communs du modernisme. Ces derniers sont réinterprétés par des créateurs œuvrant d’abord pour leur propre salut avant d’alimenter un système d’hégémonie culturelle qui s’implante avec vigueur en Iran et auquel les artistes réagissent de différentes façons. En effet, même en se mettant localement « au service » des artistes iraniens, ce sont toujours les instituts culturels américains et autres fondations ou collectionneurs privés qui alimentent l’essor de l’avant-garde face aux arts traditionnels. Or dans cette configuration schizophrénique, c’est bien le pétrole qui fait figure de symptôme le plus révélateur, à la fois « or noir et calamité » pour un peuple qui, en exportant ses ressources principales, importe un double risque de malédiction politique et de catastrophe naturelle. Behjat Sadr fait partie de celles et ceux qui, très tôt, montrent une vigilance inquiète à l’égard de cette mondialisation économique, son influence sur l’intégrité du travail artistique et sa capacité à déguiser une situation de crise culturelle profonde en progrès humaniste. Que ce soit au détour d’une polémique soulevée dans ses écrits intimes contre l’uniformisation de la culture ou dans certaines œuvres des années 1960 – qu’elle imagine comme des paysages de pétrole multicolore qui se déverse dans toutes les directions –, l’air du temps humé par Behjat Sadr ne laisse guère planer de doute. Il regorge de frustrations et de ressentiments plus complexes que le simple désir d’utopie des années 1960-1970. Ils naissent dès les années 1950 des luttes nationalistes des pays producteurs de pétrole pour leur autonomie. Sa proximité avec Jalal Al-e-Ahmad et Simin Daneshvar (avec qui elle entretient une longue correspondance), deux critiques culturels aguerris de leur temps contre la soumission économique, est un signe de cette vigilance. Toutefois Behjat Sadr se tient intentionnellement à l’écart du débat public sur ces questions et à l’écart surtout de toute parole ou prise de position militante.

Son intégrité artistique et surtout la relation fusionnelle qu’elle entretient avec la nature – son sujet fétiche – sont à la fois mises à l’abri et menacées par l’inconscient du pétrole dans l’art iranien des années 1960-1970. En définitive elle conduira son œuvre tel un journal de bord en forme d’éphéméride où, plutôt que de réagir à une demande, une commande ou à la mode du jour, elle s’emploie, peinture après peinture, à noter la position des astres et des planètes, la marche des comètes et des éclipses – avec toujours l’arbre en lieu et place du phare guidant les bateaux orphelins. Sa conception de la nature n’est ni strictement physique ni psychologique, ni spécifiquement minérale ou végétale, mais tout cela en même temps. À l’épreuve des mouvements et des compositions que la nature génère ou qu’elle retient en elle, par temps de conflits et de vibrations industrielles, son œuvre souscrit sans concession à la fameuse définition de la modernité donnée par Baudelaire : « La modernité, c’est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable3. » Là est toute la richesse intérieure de celle qui traite les motifs végétaux en astronome et les motifs architecturaux en botaniste.

Sur les coupures de presse et dans les catalogues internationaux des années 1960, Behjat Sadr côtoie – toujours en franc-tireur – les différents courants du modernisme « à l’iranienne », qu’elle accompagne y compris à la Biennale de Venise (à l’édition de 1956 et surtout à celle de 1962). Sa photo jouxte très souvent celles de Parviz Tanavoli, Charles Hossein Zenderoudi et Monir Farmanfarmaian, artistes emblématiques du style Saqqâkhâneh alors le plus en vogue, qui recyclait l’iconographie islamique et pré-islamique dans un langage moderniste. Les reliefs de Persépolis, la symbologie zoroastrienne, la céramique ou la mosaïque traditionnelle, la sculpture sur miroir (ayene kâri) ou sur métal (felez kâri), ou encore la peinture populaire dite de « Maison de café » (qahveh khâne) racontant la vie des saints chiites… Autant de techniques et de traditions iconographiques susceptibles de relier l’expression moderne à la subjectivité « iranienne », identifiée comme telle et non soluble dans la culture internationale dominante. Ces artistes firent plus que croiser la route de Behjat Sadr. Bien au-delà d’un rendez-vous manqué, cette dernière aura davantage agi par mise à distance intentionnelle. Y compris sur le plan plastique, elle n’utilisait jamais ces techniques ou ces savoir-faire de manière démonstrative et ouverte à la délectation exotique. Au contraire la miniature ou la tapisserie, chez elle, au lieu de faire signe, restent à l’état de réminiscences, traces et « faux airs » d’une tradition qu’elle ne cherche nullement à valoriser ou fétichiser. Tout au plus et comme à son habitude les dispose-t-elle à l’épreuve, quasi atmosphérique, du matériau et du geste – plutôt que de la représentation. Ainsi de son rapport à la calligraphie dont elle n’a jamais surjoué, ni la signification ou le potentiel sémantique, ni même l’esthétique ou le dessin de la lettre – et dont tous les autres modernistes de son époque vantaient la proximité avec l’art abstrait moderne. De la calligraphie, elle n’aura conservé en l’occurrence que l’impulsion gestuelle et le souffle vital, repérables durant les années 1970 (notamment dans ses œuvres sur aluminium). Comme si l’impératif de ne pas signifier ou de ne pas livrer le sens demeurait un principe inaltérable, alors même qu’elle s’avère une créatrice hors pair de signes et de motifs originaux, créant un répertoire de formes-gestes, tous tendus vers un même désir de mouvement, mais autocensurant – le cas échéant – leur désir de communication. C’est sans doute cette capacité à l’hermétisme le plus mystérieux (reposant sur l’incomplétude, voire la castration du désir de signifier) qui fait de ses œuvres un jardin secret où il fait bon revenir et revoir ses spécimens favoris. Ce cycle infini durant lequel – l’imagination aidant – ses peintures évoluent, prennent de nouvelles couleurs, s’altérant avec le passage du temps, participe pleinement du modernisme cosmogonique incarné par Behjat Sadr. Se superposent les jeux de surface (les écheveaux de lignes en tout genre) avec la recherche de la profondeur (l’exploration du noir non comme couleur mais comme environnement absorbant), de même que les événements sociaux-politiques se superposent aux catastrophes naturelles, aux humeurs de la météorologie et au nomadisme des étoiles sur la carte du ciel.

Certes elle ne se laisse jamais prendre dans les filets de la modernité « anachronique », consistant à démontrer, presque par l’absurde, que l’art islamique aurait inventé l’art abstrait : de par la fonction qu’il octroie à la géométrie et le sentiment de l’horror vacui qui l’aurait animé, prompt à combler son angoisse du vide en « remplissant » les espaces par le traitement ornemental. Pourtant bien des facteurs objectifs relient Behjat Sadr à l’art de l’ornement. Dans un carnet de notes de la fin des années 1950, alors qu’elle vit toujours pleinement son aventura italienne, voici la réflexion qu’elle se fait à propos de la miniature : « Hier je regardai une […] miniature et remarquai que les figures humaines sont absolument immobiles. En revanche l’environnement où se trouvent ces hommes et ces chevaux, lui, n’est que mouvement […] les pierres, les montagnes, les arbres sont tous en mouvement, alors que les visages, eux, restent silencieux et impassibles. » On voit bien comment son intérêt et ses recherches, loin de se porter sur « l’art » de la miniature dans sa valeur ancienne ou purement ornementale, pointent plutôt les dynamiques en jeu dans l’image, comme surface animée, ou espace dialectique entre diverses énergies et traces d’existence. L’humain et le non-humain (l’animal, le végétal, le géologique…) entrent en interaction au profit d’un mouvement général qui se cristallise non pas dans une image, en soi, mais au rythme du regard qui se prolonge et s’approfondit à travers elle. À la limite, les paramètres optiques que Behjat Sadr portera aux nues dans la phase strictement cinétique de son parcours (autour de 1967) sont déjà en jeu dans sa manière de contempler la miniature dix ans auparavant : l’ouvert et le fermé, le mouvant et l’immobile, l’observation empirique et le fantasme surnaturel se frottent avec ingéniosité en deux moments parfaitement distincts de sa vie. Ces réflexes dynamiques de la nature qui prend à son compte le mouvement normalement dévolu aux humains s’expriment, en réalité, dès le début des années 1960. Notamment dans ses œuvres structurées autour de bouquets de tronçons de bois peints, jaillissant comme le soleil d’un fond jaune exalté, où on peut tout à fait entendre l’écho de sa réflexion sur la nature anthropomorphe dans la miniature. De là plus généralement les stratégies de superposition que l’artiste s’approprie durant ces années-là. De manière sans doute inconsciente, ses œuvres nous rappellent en effet les innovations apportées par la miniature safavide du xviie siècle et les peintres formés à la cour d’Ispahan. Ces derniers, afin d’animer l’espace dans lequel l’arithmétique général de l’ornement devait l’emporter, commencent à distordre malgré tout la forme des nuages et des montagnes. Y compris jusqu’à les confondre chromatiquement dans un éther mauve, en procédant par superposition de micro-surfaces (un nuage sur un nuage, une roche sur une roche…), de telle sorte qu’un espace suspendu et latent se superpose finalement à l’espace géométrique et ornemental. Tout ici dans cette procédure nous fait penser aux œuvres de Behjat Sadr dans les années 1960 notamment. C’est durant cette période que l’artiste développe sa passion pour l’arbre, là encore non pas une passion figurative ou iconique, mais bien plutôt une passion de l’arbre fragmenté, étoilé et réassemblé. L’occasion également de revenir sur la caractéristique néoromantique de son œuvre. Précisément, il ne s’agit pas de la replacer dans la perspective du xixe siècle en la présentant comme une âme en peine à la poursuite du sublime, des tempêtes et des tremblements de terre qui outrepassent et transcendent la nature humaine. En revanche il s’agit de pointer l’originalité de la peintre astronome, pour qui la nature n’est ni objet de méditation pure, ni un simple terrain de jeu formaliste ; de façon bien plus subversive, la nature est l’enjeu d’une interface activée dans le processus créatif (et dans le périmètre phénoménologique de l’œuvre) au terme duquel l’artiste vise son propre devenir-arbre ou devenir-rivière. Ce n’est pas l’arbre lui seul qui se transforme à travers les découpages, agencements et superpositions, mais c’est l’artiste qui exprime son insuffisance d’être humain face à l’expressivité, voire le « bruit » de la nature, et par là même se transforme à son contact.

C’est enfin l’occasion de marquer son amitié profonde pour Sohrab Sepehri, peintre et poète iranien de la même génération; nomade et mystique moderne. Ce dernier représente dans l’esprit des Iraniens le peintre des arbres par excellence et sa renommée, pour des raisons qui appartiennent à l’histoire, dépasse de loin celle de Behjat Sadr. L’histoire justement retiendra surtout ses faisceaux de troncs d’arbres obliques des années 1970. Ne se laissant envisager ni par le haut ni par le bas, mais uniquement par désorientation de l’arbre, qui s’enracine partout et nulle part, ils fuient l’espace du tableau comme sur un miroir déformant. Or dans son journal des rêves intitulé La Chambre bleue (Otâqe âbi, 1976), Sepehri dissimule sans doute le modèle dont il s’est servi pour ses peintures (cité parmi une myriade de références syncrétiques). À savoir l’Açvattha ou l’arbre « renversé » (qui s’apparente en botanique au Ficus religiosa), issu de la tradition brahmanique où l’univers prend la forme d’un arbre renversé, dont les racines partent du ciel, alors que les branches et les feuilles recouvrent la terre pour en aspirer la force. Mais alors que chez Sepehri l’arbre fut d’abord une source de régénération voire d’hallucination panthéiste, à même de sonder les racines de l’âme humaine, Behjat Sadr, elle, s’est tournée vers l’arbre de manière plus constructiviste et cosmogonique. Moins ornementale et mystique que l’arbre de Sepehri, l’arbre de Behjat Sadr non seulement se relie à tous les autres éléments et strates de la nature, mais il raconte également la rencontre de l’homme avec les vertiges de la civilisation industrielle auquel l’arbre oppose sa résistance 4. Même coupé en morceaux il renaîtra de ses cendres pour venir nous hanter joyeusement, semble nous rappeler Behjat Sadr, qui a fait de la superposition tout un art, une manière de regarder et une procédure de construction du tableau. Dans certains cas, les plus aboutis sans doute, les variations de tronçons et d’écorces de Behjat Sadr fusionnent avec la figuration (boisée) du coup de pinceau lui-même ; à la manière de Roy Lichtenstein qui dessinait littéralement la trace de peinture (brushstroke) à la surface du tableau, comme pour lui retirer son essence de trace et l’élever au rang de figure, les « bois » de Behjat Sadr sont faits pour brouiller les pistes entre le fond et la figure, entre l’animé et l’inanimé, et en définitive entre le désir du sujet qui perçoit et l’objet perçu de ce désir. Autrement dit, le néoromantisme cosmogonique est celui qui nous décourage, nous vaniteux êtres humains, de maîtriser ce qui nous entoure par la vision subjective et souveraine ; réciproquement, il nous encourage à nous laisser traverser par les forces multidirectionnelles et fragmentées de la nature qui nous inclut en ses différents environnements. Rien n’est jamais totalement immobile chez Behjat Sadr, et qui plus est, si le mouvement est partout, c’est autant comme puissance de déplacement que comme manière d’habiter l’espace 5.

La progression qui s’opère entre la fin des années 1960 et les années 1970 est celle d’une grille invisible en constante expansion, déployant son réseau de coutures métalliques sur des surfaces de plus en plus nettes et tranchantes. L’incursion dans l’art cinétique durant l’année 1967 est à ce titre fulgurante et couvre quelques coups d’essai qui ressemblent pourtant à des années de recherche où la question du mouvement se désaxe complètement. C’est désormais au spectateur tout entier qu’il revient d’assumer l’expérience du mouvement dans l’espace avec la peinture, qui devient l’activateur de ses mouvements. À mesure que le design et les arts décoratifs ont pénétré progressivement l’enceinte de la vie quotidienne et esthétisé en quelque sorte la consommation, nous nous sommes également adaptés à ces nouveaux espaces ou habitats qui nous étaient proposés. Le choix de Behjat Sadr de foncer tête baissée dans l’expérimentation optique et les jeux chromatiques électrifiés, si on y regarde de près, ne peut uniquement s’expliquer par la référence aux pionniers du genre comme Victor Vasarely ou Julio Le Parc. Ce moment de véritable jouissance technique est en réalité bien plus le fruit d’une réflexion prolongée sur l’architecture, et de façon plus focalisée également, une intervention sur le concept de fenêtre dans la définition de l’art moderne. En construisant ses tableaux comme des machines optiques, autant destinées à être vues qu’à faire voir, elle met provisoirement de côté les couches, les strates et les profondeurs de l’écorce terrestre, au profit des clignements, des séquences et des assemblages sensori-moteurs de la « vie moderne » ou de la double utopie : celle de l’œuvre d’art comme mode de vie et celle de l’œuvre d’art dématérialisée dans un grand décor de sons et lumières. Behjat Sadr dévie nettement son activité de peintre vers l’installation et l’environnement. Multipliant les stratégies d’interaction entre l’espace de l’œuvre et l’espace du spectateur, elle installe notamment des cadres avec des lattes de bois ou des montants mobiles qui forment une grille, qu’elle applique ensuite dans l’espace sur un panneau ou une toile peinte. La structure même de l’œuvre s’éclate en plusieurs fragments recomposés dans l’espace. Behjat Sadr, si elle revendique une part de folie presque incontrôlée dans son attirance pour les matériaux bruts et les agencements de textures, n’en montre pas moins des gestes de travail qui sont des gestes d’ingénieur ou de mathématicien. Plus radicalement encore, elle fera sensation lors de diverses expositions internationales avec ses tableaux de stores vénitiens. Ces derniers, sur lesquels elle peignait directement, s’actionnaient à l’aide d’un système électrique de manière à tourner sur eux-mêmes ou à s’ouvrir et se fermer en continu et sur commande. Lorsque les stores eux-mêmes n’étaient pas peints et mis en mouvement par un moteur – produisant une image « brisée », apparaissant et disparaissant –, ils étaient alors faits d’une surface réfléchissante (recouverts d’aluminium). Autrement dit, des stores-miroirs, diffractant à la manière d’un kaléidoscope les couleurs peintes à la surface de la toile où ces stores se trouvaient dressés et activés. Image brisée, diffractée ou drapée… autant de stimulations sensorielles plongeant le spectateur dans la nouvelle dimension de la vie mécanisée et hallucinatoire où même l’idée de musée a perdu de son socle. En effet les peintures – peut-on encore les appeler ainsi ? – ne sont plus destinées à être accrochées au mur, mais jouent avec l’espace de façon mobile et quasi théâtrale, comme dans une galerie de miroirs ou une salle de cinéma où serait projeté un film en 3D. On comprend que l’artiste, éprise d’émancipation et de voyage comme elle le fut toujours, considère la possibilité de créer de véritables environnements, comme si les superpositions de surfaces et de matières du début des années1960 avaient été propulsées en dehors de la toile pour envahir la pièce. Le moment cinétique, pour le modernisme en général, représente par ailleurs un paradoxe des plus subtils, qu’il appartenait sans doute à Behjat Sadr de se réapproprier : répondant à la nouvelle mode « minimaliste » du less is more où l’ornement – au sens décoratif et classique du terme – est relégué au rang d’impureté ou d’élément kitsch, l’art cinétique, à force de faire valser en tous sens les couleurs et les lumières, n’en produit pas moins des ornements dématérialisés ou flottants, des ornements perceptifs laissés à la subjugation du spectateur et aux aléas des paradis artificiels qui en découlent. Le « théâtre » de la perception qui s’annonçait alors était encouragé par les intérieurs emplis de rideaux, où Behjat Sadr installait ses peintures-kaléidoscopes ; des rideaux, quelle que fut leur utilité réelle, qui semblaient redoubler les plis et les cannelures non seulement des grilles chromatiques mais de la vision elle-même. Mais c’est le cinéma qui représente la clé d’élucidation de cette fulgurante année 1967 (année cinétique). Et le cinéma non pas comme scène de représentation ou force figurative et narrative, mais le cinéma comme machine de vision, puissance projective et productrice d’environnements sensori-moteurs. Le cinéma enfin comme ornement psychologique. Si le défilement des unités chromatiques et le séquençage des grilles-fenêtres appellent métaphoriquement la comparaison avec le cinéma, c’est de manière tout à fait consciente et assumée que les stores-miroirs appliqués sur les peintures le sont comme des pellicules de film, comme pour souligner le devenir-écran de la peinture en cette fin des années 1960.

Si la période des années 1960 se finit dans une sorte d’apothéose avec la « libération » de l’ornement dans l’espace et la subversion du geste pictural par le mécanisme optique, le retour à la matière et au geste picturaux des années 1970 ne représente en rien un « retour en arrière ». Tout au contraire, on sent que l’expérience cinétique se prolonge à plusieurs égards dans la période foisonnante et hyperactive des années 1970, mais sans les conventions du cinétisme des années 1960. Les années 1970 – notamment en étalant la peinture sur aluminium – prolongent l’expérience de la « sortie de toile ». En effet, aussi bien l’explosion jouissive des traces de peinture de plus en plus amples que l’affinage des grillages et des tressages, eux, de plus en plus subtils, expriment ce hors-champ du tableau, et cet état de transit vers lequel l’artiste semble tendre de manière existentielle. Autrement dit, plus elle s’applique à donner corps aux mouvements non humains qui l’obsèdent et s’activent autour d’elle – les voitures, l’agitation urbaine ou encore la stratosphère –, plus elle opère, en définitive, une grande synthèse entre cinétisme et gestualité (les deux hémisphères de son parcours artistique). Il faut simplement, pour en saisir la complexité, concevoir l’ornement non comme un accessoire ou une greffe décorative, non comme quelque chose qui s’ajoute ou remplit la surface, mais plutôt comme un facteur d’expansion de l’espace donné, ou de création de zones intermédiaires entre des surfaces conflictuelles du point de vue de la nature et des lois physiques. C’est dans cette inclinaison affirmée pour la peinture dans l’espace qu’il faut resituer la véritable symphonie de traces et d’empreintes orchestrée par Behjat Sadr dans les années 1970. Jusqu’à l’épuisement de la surface, les tableaux semblent se muer en partitions dont la portée et les notes auraient fusionné pour produire une musique futuriste. La notion de trace, élément structurant de son attitude esthétique, tient plus que jamais à cette idée, somme toute captivante, d’un travail « au négatif ». Consistant selon elle-même à « enlever » la peinture plutôt qu’à l’ajouter, que ce soit par raclage, tressage ou estompage, l’esthétique de la trace résume son incursion turbulente à travers le modernisme européen – de l’art informel à l’art cinétique – tout en révélant au grand jour son approche antinaturaliste de la nature. En fusionnant la survivance gestuelle de la calligraphie (vidée de son sens) et une observation physique des mouvements de l’air, de la terre, de l’eau (rares sont les références au feu, sans doute trop connoté par la symbologie zoroastrienne à son goût), Behjat Sadr déjoue toutes les oscillations maladroites de ses contemporains entre abstraction et figuration, entre subjectivité locale et objectivité géopolitique, entre « ici » et « là-bas ». Faisant décidément figure d’« inclassable » au sein de la génération des années 1960-1970, Behjat Sadr se montre la plus obstinée et sans doute la plus inventive dans son désintérêt de la représentation au profit de la fusion des éléments et des polarités physico-atmosphériques, entre formes et forces, énergies et mouvements. L’incompréhension parfois manifestée envers cette astronome de la peinture s’explique sans doute, en partie, par l’abandon encore plus définitif de tout signe appartenant à l’identité strictement « iranienne 6 ».

Dès lors que l’artiste s’établit à Paris, dans les années 1980 (et jusqu’à la fin de sa vie), le répertoire époustouflant de motifs et de pulsations visuelles auquel s’est adonnée Behjat Sadr pendant vingt ans semble se rejouer, en « miniature », dans les collages (qu’elle nomme « photo-peintures »). Ce n’est pas leur taille, plus réduite que celle des tableaux, qui en font des miniatures, mais plutôt le traitement de l’espace et le mode de composition – ainsi que le retour à la figuration paysagiste qui n’entend cependant jamais abandonner certains principes géométriques. De fait, le collage permet un aboutissement encore plus tactile et tangible des stratégies de superposition mises en œuvre depuis le début de son parcours. La question de la fenêtre comme espace simultanément ouvert et fermé, pourvoyeuse d’images mais aussi oblitérant l’espace donné réapparaît. L’impression qui s’en dégage nettement est celle mêlée de joie et de mélancolie, de soulagement et d’appréhension, puisque là où certains paysages nous illuminent de leur souplesse et semblent faire glisser le regard sur eux, d’autres ont l’air de se refermer sur leur centre de gravité ; jusqu’à réduire le hors-champ à sa portion la plus réduite, reléguant le paysage dans un trou de serrure (ou une persienne) qui fait de lui un lointain souvenir. La forte dimension introspective et rétrospective de cette série certes manifeste davantage le monde de la mémoire intime que celui des phénomènes physiques environnants, comme auparavant. Cela étant, elle en perpétue également une certaine rhétorique cosmogonique : les fluides, les reflets, les abysses, les tresses… tous autant qu’ils sont et qu’ils contribuèrent à réincarner l’art « abstrait » sont ici réintroduits dans un royaume de fragments. À savoir des fragments de photographies prises par l’artiste durant ses promenades, combinés à des fragments de reproductions de ses propre peintures, à l’épreuve des fragments de souvenirs épars qui demandent à être recollés ; pour une vie bien remplie mais sujette à différentes ruptures individuelles et collectives. Malgré l’ambivalence de cette dernière époque, il ne faut surtout pas minimiser la puissance imaginative des photo-peintures dont certaines frisent la science-fiction. Nous faisant traverser des paysages souvent intrigants, tantôt lunaires, tantôt arctiques, un pied dans la nature réelle, un autre dans une machine à remonter le temps, ces œuvres témoignent avant tout d’une conviction sans faille : maintenir le contact entre les phénomènes naturels et l’œuvre d’art est la seule voie de salut pour l’art de manière générale, et pour l’artiste en premier lieu. Si cette dernière ne veut pas, en se refermant sur elle-même, répéter les échos désincarnés d’une musique désuète, alors à elle de sonder les superpositions et les traces dans lesquelles sont déjà en train de s’inventer les paysages du futur.